Un regard sur la grande guerre

Dans l'œuvre de Mathieu Rouget, des rectangles de films plastiques découpés dans des sacs poubelles font office de support à une sérigraphie. Les images appliquées à cette matière peu conventionnelle sont tirées du registre guerrier. Le rapport support-image ne semble pas pour autant incongru ; une fascination s'exerce alors, celle d'un rapprochement qui tient de l'évidence lorsque l'on met les mots dessus. Une vision donne sens à cette construction plastique : ces sacs poubelles sont ceux enfouis dans les décharges comme les cadavres à moitié ensevelis des champs de bataille de la grande guerre. La terre, élément déterminant néanmoins sous-jacent, se décèle en de nombreux points de l'histoire du conflit et de l'œuvre de l'artiste. Les clichés d'époque restituent cette valeur, à la fois par la grisaille terreuse du noir et blanc sur fond de surface grise anthracite et mate. Le cadrage des photographies saturées des champs de bataille et de tranchées insiste encore sur l'omniprésence. La terre -mère patrie- a une acception symbolique, pour des soldats majoritairement paysans au début du siècle, alors que la guerre -de position- se joue dans les tranchées dans lesquelles se blottissent les hommes tandis que le territoire est labouré, retourné sans arrêt au cours de cinq années d'enfer. Amendée par les corps des soldats et le métal des armes, la terre finit par devenir stérile, à l'instar des terrains vagues des décharges, et l'oubli menace la tragédie historique au même titre que les ordures ménagères sont évacuées par la société consumériste.Un simple devoir de mémoire a impulsé ce travail alors qu'en novembre 1998, on célébrait les quatre-vingt ans de l'armistice. Au fur et à mesure que le temps inhume l'histoire, on se demande comment les événements pourront rester en mémoire. C'est ainsi que les sérigraphies de l'artiste participent de cet engagement au nom du souvenir; quelques unes de ses œuvres rappellent encore mieux cette disparition inexorable. Des triptyques présentent les évolutions des photos de guerre altérées par le temps. Par une technique particulière dite de "décharge'' notamment, l'artiste manipule limage en la dissolvant. L'encrage n'est réalisé qu'une seule fois pour une série de trois impressions. Les différences marquées entre chaque épreuve alimentent le processus entropique irréversible de l'oubli, à tel point que certaine d'entre elles en deviennent presque non figurative. Le spectateur doit faire l'effort de déchiffrer l'image qui peu à peu s'efface. Iconographie elle même, à travers les choix de Mathieu Rouget, joue sur la reconnaissance. Comment ne pas être frappé par ce portrait d'officier de l'armée française dont le visage est caché par un masque à gaz, renforçant par là même le fantasme de l'homme machine alors qu'il est le seul identifiable de tous ceux présentés puisqu'il s'agît de l'arrière grand père de l'artiste? En dialogue avec ce portrait "anonyme", un autre d'un jeune inconnu allemand, ennemi d'alors, frappe par l'innocence et la juvénilité de son visage casqué, le seul sur lequel une expression psychologique transparaît, l'abrutissement et le désarroi sans doute. Au delà du devoir de mémoire, le devoir d'humanité semble prévaloir.

Raphael Olbert
2001